Moustapha NDIAYE – Minata SARR
L’Afrique est plus que jamais au cœur des interactions mondiales avec ces ressources géostratégiques (énergie, mines, minérale…). En plus de ces ressources, elle occupe une position stratégique du point de vue démographique. Avec ses 1.3 milliards d’habitants qui en font une force démographique, l’Afrique est le deuxième continent le plus peuplé du monde depuis 2020. Ce qui fait du continent, un centre privilégié des interactions sociales et humaines. Ces dernières ont pris de nouvelles formes avec la révolution numérique. Le numérique occupe une place importante en étant un des grands centres de gravité à partir desquels se construit cette réalité. L’Afrique n’est pas épargnée par cette percée du numérique qui prend de plus en plus de place dans la vie sociale.
Ainsi, elle a intégré progressivement les technologies de l’information et de la communication comme la téléphonie mobile, internet, ainsi que les technologies de plus en plus innovantes nées avec le développement simultané des sciences cognitives, de la nanotechnologie, de la biologie et de l’informatique. Dans toutes les sphères de la vie et dans les relations de sociabilité qu’elles soient politico-stratégiques, économiques telles que les transactions financières, socio-culturelles ou autres, l’accès puis l’adoption et l’appropriation des réseaux de communications électroniques constituent une réalité avec un impact visible. Aucun compartiment de la vie sociale n’échappe à la percée des TIC.
La dernière innovation liée au numérique qui se pose est l’intelligence artificielle (IA) qui est considérée comme étant la base de la quatrième révolution industrielle. Par IA on peut comprendre « un corpus de concepts et de techniques permettant à une machine de réaliser des tâches au moyen de programmes informatiques, simulant parfois ainsi, dans une certaine mesure, l’intelligence humaine ».[1] Ainsi on peut l’admettre comme l’ensemble des théories et techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine, elle suscite beaucoup d’enjeux.
En Afrique, la problématique de l’IA occupe une place de plus en plus importante dans les discours sur les politiques publiques, dans le monde industriel et dans certains milieux de la société civile. Toutefois, très peu de pays africains ont déjà élaboré une stratégie pour l’IA parmi lesquels l’Algérie, l’Ile Maurice, le Kenya, la Tunisie, l’Egypte et l’Afrique du Sud . De par la jeunesse de sa population avec un taux de connectivité et de familiarisation aux TIC, le continent noir dispose de vraies dotations factorielles pour un développement de l’IA. Mais cela est consubstantiel à l’engagement des États dans l’élaboration de stratégies nationales d’IA permettant de définir clairement les principes éthiques fondamentaux à respecter lors de la conception, du développement, de l’utilisation et de l’évaluation de la technologie. Ainsi, feu juge Kéba Mbaye disait-il de l’éthique que “comme la mesure de toute chose car, accompagnant le travail, elle est la condition sine qua non de la paix sociale, de l’harmonie nationale, de la solidarité et du développement”[2]
Le Sénégal, à l’instar de beaucoup de pays, est dans la phase d’élaboration de sa stratégie sur l’Intelligence artificielle (IA). Des jalons sont posés dans le domaine de l’IA au Sénégal avec l’existence d’un axe à part entière dans la Conférence nationale sur la Recherche en Informatique et ses Applications (CNRIA). A côté des initiatives institutionnelles, un volontarisme associatif est noté à travers la mise en place d’une association dénommée Association sénégalaise pour l’Intelligence Artificielle (ASIA). C’est une initiatived’un groupe d’ingénieurs et de docteurs en Intelligence Artificielle résidant au Sénégal ou issus de sa diaspora. L’ambition est de développer la formation et la recherche en intelligence artificielle, et son appropriation par les entreprises et la société civile. Dans le même ordre d’idée, nous avons aussi la création du label Galsen AI pour organiser des meet-ups et des hackathons dans le domaine de l’IA par un groupe de jeunes chercheurs et de professionnels. L’IA du fait de sa place stratégique et de son potentiel pose dans les pays en développement comme le Sénégal des préoccupations liées à la gouvernance. La définition de sa stratégie de l’IA constitue ainsi pour le Sénégal une opportunité de dessiner les grandes lignes de sa gouvernance des données en ce que celles-ci jouent un rôle incontournable dans le développement des systèmes d’IA.
La gouvernance des données suppose en effet la mise en place de normes, de rôles et paramètres qui les accompagnent et les organisent par rapport notamment à l’ouverture, l’accès et/ou l’utilisation. Dans le cadre de la gouvernance des données, l’éthique pourrait être un baromètre pour garantir la durabilité des systèmes d’IA. Cela pourrait s’articuler autour de deux points.
D’une part, le premier objectif de cette communication est d’analyser l’approche régulatoire à privilégier selon la place donnée à l’éthique qui permettrait d’avoir selon le cas un mode de gouvernance rigide, souple, passif voire disruptif. Sous ce regard,, il importe pour le Sénégal de tenir compte du changement de paradigme qui consiste à reconnaître que l’éthique est une dimension de la conformité. Or, tel que le démontre le glissement de l’adage “nul ‘n’est censé ignoré la loi’ à “nul n’est censé ignorer la compliance (conformité)” la régulation ne se limite plus à mettre en place un cadre juridique (légal et réglementaire) ainsi qu ‘institutionnel. Pour répondre durablement aux enjeux liés à l’IA et aux données, la régulation devrait inclure l’ensemble des parties prenantes et s’appuyer sur leur engagement responsable. De là, Droit et éthique s’articuleraient comme des normes de régulation sociales complémentaires. Le droit serait ainsi un moyen de garantir l’éthique de l’IA et l’éthique, un moyen d’assurer l’effectivité du droit de l’IA. D’autre part, il s’agit d’analyser la vision voire la stratégie de l’IA au Sénégal en construction par rapport à l’éthique telle que préconisée par l’UNESCO. dans son premier rapport sur l‘éthique de l’intelligence artificielle adoptée en Novembre 2021, cette notion était entendu comme :
« Les questions éthiques concernant les systèmes d’IA se rapportent à toutes les étapes du cycle de vie de ces systèmes, compris ici comme allant de la recherche, la conception et le développement au déploiement et à l’utilisation, et incluant la maintenance, l’exploitation, la commercialisation, le financement, le suivi et l’évaluation, la validation, la fin de l’utilisation, le démontage et la mise hors service. »
Ainsi se pose des défis éthiques quant aux risques, effets pervers ou biais relatifs à la reproduction ou l’accentuation des discriminations, de préjugés et de stéréotypes dans l’accès et l’utilisation de l’IA. Dans ce cadre, le deuxième angle de cette approche est intersectorielle en considérant du point de vue analytique qu’elle n’est pas unidimensionnelle. Elle ne se résume pas à la technique mais fait aussi ressortir des implications politiques et sociales. Cela nous amène à analyser le processus d’élaboration de la stratégie de l’IA, à travers la sociologie de la traduction.
Ainsi, l’intérêt est mis sur les croisements des différents acteurs et parties prenantes par rapport à la thématique. Dans un autre registre, les discours, superstructures qui se construisent dans le processus d’élaboration et qui accompagnent sa diffusion offrent aussi des éléments analytiques. In fine, il est opportun de voir comment les superstructures des acteurs et leurs perceptions sont traduites dans l’élaboration de la stratégie en cours, dans l’encadrement juridique que la Commission de protection des données personnelles (CDP) ? Comment sont pris en compte les droits fondamentaux notamment la question de l’inclusion sociale, de l’équité et l’égalité de genre ? Prend-on en compte les recommandations de l’UNESCO sur l’éthique en IA ?
Pour réaliser cette analyse, nous nous appuierons sur une approche consistant à répertorier et analyser le dispositif réglementaire et institutionnel. Un travail de benchmarking permettra aussi de voir le systéme régulatoire Du point de vue empirique, seront exploitées des données tirées d’entretiens avec les différents acteurs engagés dans la construction et l’utilisation des données et dans le processus d’élaboration de la stratégie de l’IA.
[1] Bertail, P., Bounie, D., Clémençon, S., Waelbroeck, P. (2019). Algorithmes : Biais, discrimination et équité. Fondation ABEONA.
[2] Kéba Mbaye, L’éthique aujourd’hui, Leçon inaugurale prononcée à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar le 14 décembre 2005 : https://www.ohada.com/uploads/actualite/734/lecon-inaugurale-keba-mbaye.pdf